Expérimenter une communication solidaire

Les plus grandes initiatives solidaires (IS), sous l'influence d’une pensée gestionnaire, développent une approche persuasive de la communication qui est de plus en plus coûteuse et, surtout, inadaptée à leur identité.

Sortir du marketing, outil persuasif inadapté aux fins solidaires

En effet, comme toutes techniques, les outils du marketing ne sont pas neutres. Certes, ils ne sont ni positifs ni négatifs (une publicité peut vanter les mérites du tabac ou inciter à arrêter de fumer), mais ils ne sont pas neutres. Pour deux raisons. D'une part, comme le rappelle Jacques Ellul (1988), toute technique est ambivalente : elle est à la fois positive et négative, elle présente des qualités mais aussi des défauts. Avant d'utiliser une technique de communication, il faut donc penser, à la fois, ses avantages et inconvénients (faire une mailing list pour débattre en dehors des réunions, c'est exclure des débats ceux qui ont des difficultés avec l'informatique, soit 25 % des Français).

Mais surtout, elle n'est pas neutre ; si un marteau peut servir à de nombreux autres usages qu'enfoncer un clou (briser une vitre, maintenir une feuille volante, etc.), il ne peut absolument pas servir à scier un chêne. Pire, si l'on s'obstine à scier un chêne avec un marteau, on risque fort de se luxer l'épaule ! C'est le cas des IS qui veulent changer le monde (sortir d'une société de marché) à l'aide d'une technique, le marketing, créée pour le maintenir (résorber la crise de surproduction).

C'est également le cas lorsque les IS cherchent à informer les citoyens en multipliant les courriers individualisés, les lettres électroniques ou les courriels aux donateurs. Dans une société sursaturée d'informations, les informations des IS ne font plus sens. Pire, d'une part, elles contribuent à l'acratie (sentiment qu'il faudrait changer le monde, mais impuissance à le faire) et, d'autre part, augmentent la servitude numérique (Poitevin, 2020) en utilisant trop souvent les moyens de diffusion des GAFAM. On ne renforce pas l'autonomie des citoyens avec des algorithmes prévus pour créer plus de dépendances !

Enfin, dernière contradiction entre fins et moyens, les IS cherchent à établir une communication avec les citoyens, c'est-à-dire à construire une relation qui réclame du temps (pour comprendre ce que l'autre a compris de manière différente de nous) et de la distance (trouver l'autre en soi-même et le même en l'autre pour trouver l'équilibre entre humanité partagée et altérité respectée), avec des outils de connexion numérique qui, pourtant, sont faits pour abolir le temps et la distance.

La communication politique n'est ni persuasion, ni information, ni connexion, mais une invitation à l'autonomie (appel à la libre interprétation du récepteur). Cette invitation est un moyen de lutter contre l'invisibilité partielle des IS. Elle permet, en effet, de proposer des pistes concrètes à expérimenter (au moyen de la recherche-action), pour, d'une part, faire évoluer la communication interne des IS et, d'autre part, permettre de renouveler la communication externe des IS dans l'espace public.

Instituer une médiation interne conflictuelle

La communication interne est constitutive des actions collectives, qu'elles deviennent formelles (associations par exemple) ou restent informelles (à l'image des coordinations). Ainsi, chaque type d'action collective doit adapter une communication qui correspond à son mode de fonctionnement. C'est déjà ce qu'affirmait Henri Desroche pour les coopératives : « Si la communication devrait avoir pour fin un mode de coopération, la coopération devrait avoir pour moyen un mode, voire un régime de communication » (1986, non paginé).

Si l'on élargit ce propos, on pourra considérer que toutes les actions collectives démocratiques doivent être régies par une communication démocratique, y compris, bien sûr, les IS. Dans l'article cité, Desroche distingue deux types de coopératives : celles marquées par l'interconnaissance et les autres. Dans les premières, la communication et la démocratie sont fluides parce qu'il s'agit d'une microsociété dont les membres se connaissent et se reconnaissent, se retrouvent et échangent fréquemment et spontanément, ont joué chacun une mise importante de l'enjeu collectif, maîtrisent peu à peu leur responsabilité conjointe, décident généralement à l'unanimité et après mûre délibération.

Or ce type de relations sociales correspond, à peu près, à celles que décrit Habermas (1997) quand il parle de « monde vécu ». Il est donc logique que ces relations débouchent sur un « agir communicationnel » consensuel. D'accord, mais dans les actions collectives (formelles ou non) non caractérisées par l'interconnaissance, comment penser la communication ? Desroche, toujours lui, offre des pistes de réflexion pour peu que l'on élargisse sa réflexion centrée sur les coopératives. Il évoque en effet, pour le deuxième type de coopératives (celles où l'interconnaissance n'est pas la règle), deux dangers et propose une solution.

Le premier danger est ce qu'il nomme une « animation-intégration » qui correspond à une communication persuasive descendante visant à inclure chacun dans une culture unique. Ce type de communication est à proscrire, dit Desroche, car il peut déboucher sur des phénomènes comme la restriction de la liberté des récepteurs, la non-écoute des propositions de parties prenantes et la dégradation du climat social (il parle même « d'intimidation »). Le second danger est ce qu'il nomme « l'animation-contestation », c'est-à-dire une revendication permanente des parties prenantes qui défendent chacune leurs intérêts sans prendre en compte l'intérêt collectif. La solution qu'il propose pour éviter ces deux écueils est « l'animation-médiation », que nous préférons nommer « médiation conflictuelle » : favoriser des espaces de confrontation et de concertation où chacun exprime ses positions et écoute celle des autres. Cette médiation conflictuelle est le meilleur moyen de créer de l'intelligence collective. En effet, si les conditions décrites par Desroche pour une communication fluide ne sont pas réunies (et elles le sont rarement), la recherche du consensus risque de paralyser l'action, de se faire par un ralliement au leader ou de résulter d'une autocensure qui freine la créativité collective.

Concrètement, cette vision agonistique de la communication politique se traduit, à l'interne, par l'entretien d'une médiation conflictuelle. Il ne s'agit plus d'impliquer, de motiver ou de créer une culture commune entre salariés, bénévoles et adhérents, mais de favoriser un espace public interne conflictuel. En effet, ce que dit Rony Brauman à propos d'une organisation solidaire comme MSF est vrai pour toutes les IS : il s'agit d'éviter que le problème auquel on cherche une solution ne devienne

une cause et non plus une réalité vivante, car tout acte qui le compose est susceptible d'être alors jugé à l'aune des fins ultimes et non selon ses mérites propres. Tout mensonge devient une possible étape vers la vérité, tout mal peut être décrit comme un bien à venir (2006, p. 257).

Rony Brauman

Toute organisation qui critique le monde doit générer, en son sein, une critique de sa critique. Il ne s'agit pas de fabriquer une culture unique d'entreprise à coups de journaux internes ou de séminaires de motivation, mais d'élaborer une culture commune se fondant sur une délibération démocratique faisant émerger des avis critiques. C'est en expérimentant une démocratie interne vivante, en entretenant une coopération conflictuelle entre les membres de l'IS, que l'on peut le mieux mener une coopération conflictuelle avec l'ensemble des acteurs (médias, pouvoirs publics, entreprises, autres IS) et ainsi renforcer la démocratie. Cette médiation conflictuelle doit porter, bien entendu, comme le suggère Brauman, sur l'adéquation fin-moyen de chaque action, ici et maintenant dans un contexte donné, mais elle doit aussi porter sur la posture stratégique de l'IS. Il ne s'agit pas de faire agir les autres (posture coloniale), d'agir pour les autres (posture administrative) ou contre les autres (posture activiste), mais d'agir avec en renforçant les capacités d'agir de chacun (posture solidaire). Pour développer cette médiation conflictuelle, nous proposons aux IS de s'appuyer sur ce que Patrick Viveret (2006) nomme la « construction des désaccords », c'est-à-dire d'opérer une médiation en trois temps : écarter les malentendus et les préjugés, établir et agir immédiatement sur les points d'accord, enrichir les désaccords pour essayer de les dépasser par des solutions innovantes.

Cette construction des désaccords peut donc porter sur le projet politique de l'IS et sa stratégie, nous l'avons vu, mais elle peut aussi porter sur le vocabulaire utilisé. En effet, le combat pour les mots est un combat essentiel pour la liberté, car c'est avec les mots que l'on pense, avec les mots que l'on ouvre une nouvelle vision ou au contraire que l'on s'enferme dans une idéologie. Les IS ont-elles raison de parler de concurrents pour désigner d'autres IS avec lesquelles elles doivent travailler sur le terrain ? Est-ce que les adhérents sont des clients, les salariés des collaborateurs, les personnes en difficulté des bénéficiaires ? Faut-il renforcer la gouvernance ou la démocratie ? Les bénévoles sont-ils des ressources monétisables à exploiter ou des forces vives qui ont le pouvoir de décider ? Toutes ces questions doivent être débattues de manière contradictoire au sein des espaces publics autonomes que sont ou que devraient être les IS.

Tout part de l'interne ; c'est en expérimentant, en interne, la création d'intelligence collective par la construction de désaccords que l'on pourra, ensuite, diffuser cette médiation conflictuelle dans l'espace public. Pour le dire autrement, il faut revenir à la source démocratique : l'expression des désaccords. La démocratie interne n'est pas un processus qui consiste à inciter, à période régulière, des personnes à voter, alors qu'on les traite, la plupart du temps, en clients ou usagers devant se plier aux normes édictées sans elles1. La démocratie interne, c'est l'organisation permanente d'une intelligence collective par une médiation conflictuelle qui fait vivre une culture commune tout en renforçant l'autonomie de chacun. Le contraire du management et de la connexion numérique !

1 En 2022, la MGEN, pour pousser à voter ceux qui sont pourtant les éléments décideurs de la mutuelle, ses adhérents, promet de donner un euro par vote à une association ! Quand on en vient à récompenser le vote, c'est que la démocratie interne est bien malade, non ?

Une approche conflictuelle de la communication externe dans l’espace public

Vivre en démocratie, c'est construire le désaccord. Individuellement, nous n'avons pas les mêmes goûts, les mêmes désirs, les mêmes pratiques et pourtant, nous acceptons de nous conformer à des normes communes pourvu qu'on ait pu en débattre librement. Pouvoir librement dire « non, je ne suis pas d'accord » est l'un des marqueurs de la démocratie (Lefort, 1986). Mieux, le désaccord est le cœur même de la démocratie. En effet, comme le soutien Chantal Mouffe (2002), en se soumettant à Agon (une confrontation soumise à des règles précises à ne pas confondre avecEiris, joute verbale sans règle), les adversaires politiques ne sont plus des ennemis irréductibles, mais des partenaires qui déclarent leur foi commune dans la solution démocratique. Cette vision de la démocratie qui remet la conflictualité au centre du jeu démocratique est au cœur des propositions comme le convivialisme ou le Pacte du pouvoir de vivre, initiatives dans lesquelles sont présentes de nombreuses IS². Nous la complétons par l'approche pragmatique de Dewey. Pour ce dernier, la démocratie ne se réduit pas aux libertés négatives, elle est la liberté de faire individuellement et collectivement ses propres expériences :

Si on me demande ce que j’entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu’elle est cette libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec l’environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses telles qu’elles sont. La connaissance des choses telles qu’elles sont est la seule base solide de la communication et du partage ; toute autre communication signifie la sujétion de certaines personnes à l’opinion d’autres personnes (1995/1939, p. 5).

John Dewey

Autrement dit, la communication ne doit pas indiquer la voie, mais inviter chacun à faire ses propres expériences, à développer son autonomie, comme l'illustrent les bibliothèques de rue que met en œuvre une IS reconnue3. Or, nous l'avons vu, la persuasion invite à suivre une voie déjà tracée par d'autres, tandis que la connexion technologique renforce, via les algorithmes, la servitude numérique (Poitevin,op. cit.). Dire non, c'est assurer sa responsabilité pour combattre la déresponsabilisation liée à l'acratie. Dès lors, mettre en visibilité son opposition dans l'espace public, c'est à la fois affirmer sa liberté et inviter les citoyens au recul critique. En effet, en critiquant, on invite les autres à nous critiquer, ce qui renforce le débat et nous conduit à une intranquillité féconde poussant à remettre chaque jour l'ouvrage sur le métier : vérifier l'adéquation entre la fin et les moyens, les actes actuels et le projet initial. Dire non, c'est aussi revenir au verbe contre le chiffre, affirmer la sensibilité du langage contre la froideur des nombres (Gros, 2017), sortir du codage numérique en 0 et 1 pour revenir au sens des mots et combattre ainsi ce gouvernement par les nombres qui de sondages en nombre de like ou de follower asphyxie la démocratie (Supiot, 2015).

Pour toutes ces raisons, il convient donc de faire clairement entendre son désaccord. Dire ce que l'on combat, ce que l'on refuse et pourquoi on le refuse. Il s'agit de refaire de l'espace public un espace critique politique et non favoriser sa lente transformation en un espace commercial où chacun valorise son image de marque. Pour le dire autrement, nous proposons aux IS de sortir du consensus mou censé séduire la masse, sans pour autant entrer dans l'excommunication (le rejet de l'autre considéré comme une altérité tellement radicale qu'on ne peut pas rentrer en communication avec lui). Comment tenir cette ligne de crête ? Comment construire cette délibération qui fabrique une culture commune en rendant visibles à tous les positions et oppositions de chacun ?

² Le convivialisme est un mouvement international d'intellectuels qui réfléchit auxmoyens de « s'opposer sans se massacrer ». LePacte du pouvoir de vivre est une alliance de la société civile regroupant des syndicats et des IS. L. Berger, président de la CFDT à l'initiative de cette alliance, affirme : « Nous vivons dans une société d'opinions et d'intérêts divergents, dans laquelle celui qui ne pense pas comme vous est facilement perçu comme un ennemi. Il est temps deréinstaurer un cadre démocratique apaisé » (UnionSociale, 352, p. 27).

3 ATD Quart monde.

Propositions

Nous proposons d'expérimenter, de mener avec des chercheurs associatifs et académiques des recherches-actions à partir des pistes suivantes :

Affirmer le refus, valoriser l'alternative.

Les IS ne sont pas des organisations comme les autres. Un café associatif n'est pas une rhumerie, une monnaie sociale n'est pas une banque, une Amap n'est pas une entreprise de grande distribution. Si une IS existe, c'est que des citoyens n'étaient pas satisfaits de l'existant, qu'ils ont dénoncé un état de fait et proposé une autre manière d'agir. Dès lors, il convient aux IS d'affirmer dans l'espace public leurs valeurs, d'affirmer haut et fort ce à quoi elles tiennent (Dewey, 2011) et de dénoncer, tout aussi haut et fort, ce qu'elles combattent. Dire non, c'est convier à l'esprit critique ; proposer des alternatives, c'est inciter à inventer d'autres solutions. L'intelligence collective naît de la confrontation respectueuse des différences, elle meurt de la soumission aux idées reçues.

Informer moins, mais construire plus de connaissances.

À une époque où les fausses informations circulent plus vite que les vraies, la responsabilité communicationnelle des IS est d'éclairer les citoyens en construisant des connaissances fiables et accessibles à tous. Il ne s'agit pas de diffuser soi-même ces connaissances, mais de se situer en amont de l'information médiatique. En créant des observatoires, en s'appuyant sur des chercheurs et des enquêteurs professionnels, les IS peuvent contribuer à rendre visible, dans l'espace public, ce qui est souvent sciemment invisibilisé : la grande pauvreté avec ATD quart monde, les alternatives à la grande distribution avec les AMAP, etc.

Renoncer à la sensibilisation, mais contribuer à développer le partage du savoir.

Nous recevons tous de 500 à 2 000 messages par jour. La surinformation (ou infobésité) ne fait plus sens. Trop d'informations pas vérifiées et/ou décodées trop vites obscurcissent le monde et, in fine, abaissent l'esprit critique. Il faut donc, comme le préconise Garlot (op. cit.), renoncer au plaidoyer et à la sensibilisation pour revenir à une éducation populaire dont le credo a été énoncé par Paolo Freire : « Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent eux-mêmes par l'intermédiaire du monde » (1974, p. 62). Cette éducation populaire peut passer par des méthodes d'apprentissage ludiques, mais ne doit pas transformer le jeu en un outil de propagande. L'utilitarisme qui imprègne le capitalisme ne doit pas gagner tous les secteurs sociaux. Développer la solidarité, c'est aussi préserver des espaces créatifs et récréatifs échappant à toute visée politique autre que le plaisir. Le jeu doit, pour l'émancipation de chacun, rester un espace d'épanouissement, un espace gratuit où exercer librement sa créativité (Winnicott, 1975).

Utiliser d'autres méthodes que le marketing pour la recherche de fonds.

La recherche de fonds des associations est peut-être légitime pour favoriser leur indépendance, mais elle ne devrait plus passer par un marketing qui transforme le don en un marché. Le don n'est pas une marchandise, c'est un lien social fondamental (Mauss, 2021/1925). Pour éviter la marchandisation du don, les ONG devraient cesser de passer par des agences spécialisées pour gérer, à l'interne, l'appel à la générosité du public. Elles pourraient aussi chercher à se rapprocher de la finance solidaire et de la finance participative. Non plus passer par des entreprises marchandes qui font du profit en profitant de la générosité du public, mais trouver du financement auprès des acteurs de l'économie sociale et solidaire qui partagent les mêmes valeurs Il semble possible, enfin, de mutualiser davantage avec les autres IS qui sont des partenaires et non des concurrents. Par exemple en partageant à plusieurs le financement d'un poste dédié à la recherche de fond.

Séparer clairement les registres de communication.

Dénoncer une loi injuste, tout en appelant à se mobiliser et en demandant, au passage, de l'argent pour soutenir la cause mobilise trois registres distincts qui se phagocytent l'un l'autre. C'est pourquoi il faut clairement distinguer : une communication politique qui s'adresse à tous les citoyens, une démarche commerciale qui doit s'adresser aux consoma'cteurs et une entreprise de mobilisation qui vise les militants.

Mettre en cause le partage du sensible, plutôt que d'utiliser l'art pour augmenter ses recettes.

La Caisse d'Épargne a lancé, en 2020, des cartes bancaires solidaires au design créé par un street artiste. Pour chaque carte vendue, deux euros étaient reversés à la fondation Abbé Pierre. C'est exactement l'exemple à ne pas suivre : faire de l'art un argument de vente, une marchandise, alors que l'art est un moyen sensible de remettre en cause le régime de visibilité médiatique. Combattre l'invisibilité des IS, c'est, en effet, remettre en cause cette construction sociale que Rancière nomme le partage du sensible :

J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives (2000, p. 10).

Jacques Rancière

Or, ce partage du sensible, qui veut qu'aujourd'hui les IS soient à la marge et les GAFAM au centre, est le fruit d'une lutte constante :

« Mais l’idée d’un “partage du sensible” implique quelque chose de plus. Un monde “commun” n’est jamais simplement l’ethos, le séjour commun, qui résulte de la sédimentation d’un certain nombre d’actes entrelacés. Il est toujours une distribution polémique des manières d’être et des “occupations dans un espace des possibles” » (Rancière, 2000, p. 66-67).

L'art, qui participe à la construction de l'esthétisme d'une époque, participe du même coup à ce partage du sensible qui met dans la lumière ou repousse dans l'ombre telle ou telle part de la population, tel ou tel type d'organisation. En effet, à l'image du pointillisme, l'art donne à voir autrement, il permet de faire évoluer le regard, de remettre en cause ce régime de visibilité idéologique qui invisibilise en partie l'économie sociale et solidaire. Au bout du compte, notre piste de recherche est la suivante : faire appel à des artistes pour que les sens nourrissent le sens, pour rendre visible ce qui est invisibilisé, et non se servir des acteurs de la culture pour se constituer une image de marque plus attrayante ou pousser à consommer plus.

S'inscrire dans la durée et inviter à prendre le temps de la réflexion.

Il y a urgence à changer de cap, mais l'urgence condamne souvent la réflexion. Réfléchir à des solutions durables et construire une intelligence collective prennent du temps. Dans une époque où tout s'accélère (Rosa, 2010), dans ce présentisme qui dévalorise le passé et survalorise la seconde d'après - ce qui ne permet guère d'envisager un futur radicalement différent (Baschet, 2018) -, il est important que les IS prennent le temps d'une réflexion collective sur un autre rapport au temps. Ralentir comme le propose le mouvement slow, s'inscrire dans la durée comme le préconisent les décroissants, harmoniser les temps sociaux comme l'expérimentent les banques du temps, ce sont toutes des pistes d'action collectives, mais aussi de communication. Il ne s'agit plus d'empiler les événements dans des plans de communication d'une année, mais de réfléchir collectivement à des stratégies, à des outils et à des messages durables qui invitent chacun à se réapproprier la question du temps.

Développer les recherches en réception.

On étouffe la communication et la démocratie quand on les fige dans des règles intangibles. Communication et démocratie sont la recherche, dans un monde complexe qui évolue sans cesse, de relations égalitaires entre des altérités libres qui évoluent elles-mêmes sans cesse. La communication démocratique ne suit pas un plan, ne se conforme pas à un audit. La communication solidaire est une coconstruction incertaine de sens où l'on n'est jamais sûr que la compréhension de l'autre soit compatible avec la sienne. Le seul moyen de s'en assurer est de faire des enquêtes en réception. Par exemples les études en réception menées par Florine Garlot sur la communication des ONG françaises de solidarité internationale montre que leur message à viser solidaire est perçu comme caritatif, que ce qui est censé éclairer l'opinion est jugée incompréhensible, etc. (Garlot, 2020). Viser l'esprit critique est une chose, vérifier que tel est le cas en est une autre, au moins aussi importante. Savoir ce que l'autre comprend est une donnée essentielle pour qui veut rendre visible son autre manière de faire.

En résumé, penser une communication solidaire, c'est penser la communication des IS loin des chemins du marketing censés conduire à la persuasion et en dehors des réseaux technologiques qui mènent, trop souvent, à la servitude numérique4 (Poitevin 2020). La visibilité est aussi une question de distinction. En adoptant les normes communicationnelles adoptées par toutes les autres organisations, les IS contribuent, malgré elles, à leur invisibilisation. Il faut donc que les IS insistent sur leurs différences. Or, à l'heure de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) et des entreprises à mission, cette différence n'est plus à chercher dans les valeurs sociales défendues publiquement, mais à trouver dans les valeurs politiques effectivement mises en œuvre : la création de l'intelligence selon le principe un être humain une voix.

Cette identité démocratique doit être portée, c'est la thèse soutenue dans cet article, par une communication démocratique, c'est-à-dire une communication qui, à l'interne comme à l'externe, vise à renforcer l'autonomie de chacun par la participation aux délibérations collectives. Celles-ci ne sont pas uniquement des échanges d'arguments rationnels, mais des débats contradictoires, passionnés et sensibles, visant la construction des désaccords. Cette vision conflictuelle de la communication démocratique, fruit de vingt-cinq années de travaux sur la communication politique que nous avons menés, permet de penser autrement la place du professionnel de la communication (ou du communicant bénévole) : non pas transmettre une culture unique, mais faciliter la libération de l'expression des désaccords démocratiques. Dans cette perspective, la communication n'est plus un plan qu'il suffit de bien penser et d'appliquer (le fameux plan de communication), mais une recherche-action collective5 sur la manière la plus pertinente de concilier engagement collectif et désaccords démocratiques. Pour ce faire, il faut non seulement favoriser l'appropriation par les IS des méthodes de la recherche en sciences sociales, par exemple en favorisant les recherches participatives (Juan, 2019), mais aussi installer une culture de la réception, donc de l'évaluation. C'est uniquement en conduisant des enquêtes sur les personnes avec lesquelles on communique, en cherchant à comprendre ce qu'elles ont elles-mêmes compris, que l'on peut savoir si les pistes explorées sont ou non pertinentes.

4 Dominique Poitevin, rappelle que c'est volontairement que nous confions nos données personnelles au GAFAM, ce faisant nous leur donnons les moyens de connaître nos habitudes et nous enfermons dans des bulles numériques où l'on nous propose les biens et les services qui nous ressemble tout en devenant dépendant des outils numériques.

5 La recherche-action est une recherche qui vise non à décrire la réalité mais à la tranformer. Menée collectivement, c'est une enquête sociale (Dewey, 1935) qui vise à donner aux personnes qui sont confrontés à un problème (Dewey par le de trouble) les moyens de résoudre ce problème par la formulation d'hypothèses, l'expérimentation de ces hypothèses et l'évaluation de ces expérimentations.

Conclusion

Les initiatives solidaires (IS) devraient renoncer à un cadre gestionnaire qui valorise la persuasion pour adopter une matrice politique qui valorise la délibération. Il s'agit d'expérimenter, au sens de Dewey, de faire de la recherche-action, sur des manières de communiquer qui valorisent l'incommunication. En effet, savoir qu'on ne se comprend pas tout à fait pousse à plus d'écoute et, surtout, fait de l'expression de la différence non l'affirmation d'une individualité irréductible mais, au contraire, la condition d'une participation enrichissante à l'intelligence collective.

Nous avons nommé cette approche délibérative de la communication des IS « la communication solidaire ». Celle-ci repose sur l'idée pragmatique d'une nécessaire adéquation entre la fin (renforcer la démocratie) et les moyens (respecter l'autonomie critique). La communication solidaire propose d'expérimenter une nouvelle façon de créer du commun : une médiation conflictuelle qui ne cherche pas un consentement plébiscitaire, mais vise une délibération agonistique. La communication solidaire est une construction théorique qui doit s'expérimenter dans des recherches-actions de terrain. Ces recherches actions ne pourront pas être mises en place sans les initiatives solidaires. Communiquer c'est expérimenter.

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