La publicité nous manipule-t-elle ? Deuxième partie : Les effets sur la liberté et le bonheur 

A la fois technique d'influence et de manipulation, la publicité ne produit pas que des effets sur l'image des marques et la vente des produits.
Elle a des conséquences préjudiciables sur d'autres aspects humanistes et sociétaux, au centre desquels la question de la liberté et du bonheur dans nos sociétés qui se veulent démocratiques.

Dans la première partie de cet article (lien externe), nous avons expliqué qu’au regard des recherches scientifiques expliquant les principaux processus d’influence non consciente de la publicité (Courbet, & Fourquet-Courbet, 2014), celle-ci peut effectivement être considérée comme une technique de manipulation, au sens de Beauvois (2011). Dès lors se pose la question des implications humanistes et sociétales liées aux procédés communicationnels mis en œuvre par les entreprises qui cherchent à influencer sans que les récepteurs en soient conscients.

Nous questionnons deux conséquences. La première concerne les représentations sociales du bonheur que la publicité nous offre, en lui donnant le visage du « confort et du plaisir matériels ». La seconde concerne la liberté individuelle.

Des représentations trompeuses sur le bonheur

Les recherches récentes effectuées en psychologie du bien-être et en sciences de la communication montrent que, dès l’enfance, plus on regarde les publicités, plus on est matérialiste et moins on est satisfait de sa vie à long terme (Opree, Buijzen, Valkenburg ; 2012). Fourquet-Courbet et Courbet (2020) définissent le matérialisme comme le fait (a) d'avoir une forte préoccupation pour la possession de biens matériels et (b) de penser que ces biens et produits augmentent considérablement le bien-être. Ils montrent que cette disposition conduit à une diminution de la satisfaction de la vie et du bien-être à long terme. Deux modèles complémentaires expliquent les processus impliqués : le modèle de l’escalade et celui de l’adaptation hédonique. Dans chacun d’eux, les personnes ne sont pas conscientes des mécanismes en œuvre.

Le modèle de l'escalade et le modèle de l'adaptation hédonique expliquent que les individus développent un désir insatiable de posséder des objets matériels. Si les produits souhaités sont obtenus, cela peut augmenter un certain type de bien-être appelé hédonique, essentiellement centré sur les émotions à court terme. Cependant, une fois les produits obtenus, les émotions diminuent et les individus veulent en acheter d'autres. Cet écart quasi permanent entre ce que ces individus possèdent et ce qu'ils désirent conduit à une quête, sans fin, qui diminue leur bien-être à long terme (Solberg, Diener & Robinson, 2004).

Une fois un certain seuil de confort minimum acquis, consommer ne rend pas significativement plus heureux. La publicité apprend très tôt aux enfants à satisfaire, de manière « artificielle » certains besoins psychologiques et sociaux par les marques : elles servent de support à la construction de l’ identité personnelle et sociale, donnent des buts à atteindre, conditionnent l'intégration sociale et favorisent un certain type de liens sociaux. Or, cette logique est nuisible à un bien-être plus profond et à long terme, appelé bien-être eudémonique. Loin du matérialisme, ce dernier repose essentiellement sur le fait de donner un sens à sa vie et sur l'établissement de relations sociales constructives.

La publicité limite la liberté individuelle

Élargissons la discussion sur le plan philosophique et questionnons la relation entre la communication commerciale, l’action qu’elle influence et la liberté humaine. L’action d’achat influencée de manière non consciente par la communication commerciale est-elle une action libre?

Partons de la conception classique, la liberté comme autonomie rationnelle. Frankfurt (1988) explique que l’homme ne peut accéder à la liberté qu'en possédant des volontés dites « de deuxième niveau » : il souhaite que ces désirs viennent de lui-même.

Dans notre vie sociale, l’absence de conscience d’un grand nombre de mécanismes fondamentaux conduit à une impénétrabilité psychologique, cognitive et émotionnelle qui nous empêche d'avoir conscience des véritables déterminants de nos actions (Wegner, 2017 ; Proust, 2005). C’est problématique car l’être humain a besoin de donner des causes à ses actions : il construit la signification de ses pensées et de ses actes en leur attribuant souvent, sans en avoir conscience et a posteriori, de « fausses raisons » ou « fausses causes ». Par exemple, une fois que l’acte est réalisé, je donne, aux autres et parfois à moi-même, des causes qui sont socialement valorisées, qui me permettent de « garder la face », alors qu’en réalité, je ne sais pas trop pourquoi j’ai agi ainsi.

Ainsi, pour le dire simplement, les personnes ne savent pas que leur cerveau met en œuvre, à leur insu, des traitements non conscients qui les conduisent à être attirés par les marques publicisées. De la même manière, quand nous prenons une décision, notre cerveau nous incite à faire des erreurs ou des raisonnements non rationnels. Ce type d’erreurs prend parfois le nom de biais cognitifs. Notre cerveau fonctionne ainsi et il est difficile de l’en empêcher. Les annonceurs le savent bien et en jouent !

Ainsi, dans le modèle de la fausse attribution de la fluidité cognitive (Courbet, 2003), la personne pense à tort qu’elle a elle-même décidé d’acheter la marque, en raison par exemple de la bonne qualité des produits. Cependant, en réalité, c’est un effet de simple exposition aux messages.

Les influences non conscientes orientent, en amont de l’action, les croyances et désirs. Elles limitent l'autonomie du sujet, sa capacité et sa volonté de se gouverner par ses propres règles. Dans ce contexte, la communication commerciale est une limite de la liberté rationnelle et morale. En effet, ce n’est plus la volonté de la personne qui est la cause première de l’acte d’achat.

Rappelons qu’une personne est manipulée quand ses pensées, idées, goûts ou comportements sont influencés par les actions délibérées d’un appareil social (ici la communication et la publicité commerciales) sans que la personne en ait conscience (Beauvois (2011, p. 324). Dès lors, la problématique s’étend au politique : un système politique qui permet l’utilisation de telles pratiques de manipulation est-il réellement démocratique ? Répondre à une telle question dépasse le cadre de cet article, mais, on le voit, les enjeux liés à ces questionnements sont aussi nombreux qu’importants pour la vie collective.

Conclusion

Les recherches scientifiques (synthétisées dans la première partie de l’article (lien externe)) ont mis en évidence quatre grands types de processus et d’effets non conscients dont la validité est maintenant bien établie. Les recherches montrent également que les actions de communication commerciale provoquent des effets non conscients préjudiciables pour les représentations sociales du « bonheur », en donnant à ce dernier le visage du matérialisme, lequel ne conduit pas sur la route du bien-être à long terme.


Sur le plan moral, la communication commerciale utilisant à dessein l’influence non consciente, autrement dit la manipulation, elle représente une atteinte à la liberté d’action individuelle des personnes, ce qui pose des problèmes politiques. Voilà pourquoi de nombreux chercheurs travaillant dans ce domaine appellent les pouvoirs publics à réguler certaines activités de communication commerciale pour en diminuer les effets néfastes, par exemple lorsqu’il s’agit de produits délétères pour la santé des enfants (pour les produits « trop gras, trop salés trop sucrés » favorisant l’obésité) et pour l’environnement (pour les voitures SUV ou de grosse cylindrée).

Bibliographie

Beauvois J.L. (2011). Les Influences sournoises : précis des manipulations ordinaires, Paris, F. Bourin Éd.

Courbet, D. (2003).  L’influence publicitaire en l’absence de souvenir des messages : les effets implicites de la simple exposition, Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale , 57 (Mars 2003), pp. 39-51

Courbet, D., & Fourquet-Courbet, M. P. (2014). Non-conscious effects of marketing communication and implicit attitude change: State of research and new perspectives. International Journal of Journalism & Mass Communication, 1(103). http://dx.doi.org/10.15344/2349-2635/2014/103

Fourquet-Courbet M.P et Courbet, D. (2020). Connectés et Heureux - du Stress digital au Bien-Etre numérique , Dunod.

Frankfurt, H. G. (1988). The importance of what we care about: Philosophical essays. Cambridge University Press.

Opree, S. J., Buijzen, M., & Valkenburg, P. M. (2012). Lower life satisfaction related to materialism in children frequently exposed to advertising. Pediatrics, 130(3), e486-e491.

Proust, J. (2005). La nature de la volonté. Paris, Gallimard.

Solberg, E.G., Diener, E. and Robinson, M.D. (2004) Why Are Materialists Less Satisfied? In: Kasser, T. and Kanner, A., Eds., Psychology and Consumer Culture: The Struggle for a Good Life in a Materialistic World, American Psychological Association, Washington DC, 29-48.

Wegner, D. M. (2017). The illusion of conscious will. MIT press.

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